Par Jean-Michel Chazine et
Luc-Henri Fage
Résumé des chapitres
précédents...
1988 : découverte fortuite
(par un groupe de spéléos français effectuant
la traversée intégrale de Bornéo d'ouest en
est), de la grotte de Liang Kaung avec un panneau
décoré de dessins au charbon de bois.
Luc-Henri
Fage relève quelques dessins, prends quelques photos
et, revenu en France, se documente : personne n'a jamais
parlé de cette grotte. D'ailleurs, personne n'a jamais
parlé de grotte décorée à
Bornéo ! Publication d'un article dans
"Spelunca".
1992 : Luc-Henri monte une
expédition avec un ethno-archéologue du CNRS, Jean-Michel Chazine, à venir voir ces fameux
dessins, perdus au coeur de Bornéo, à 400 km de la
mer, sur le versant Ouest des Monts Müller.
L'archéologue balaye un abri sous roche et trouve à
même le sol, un site néolithique, avec poteries
décorées au battoir posées sur un lit
charbonneux. Datation au carbone 14 : 3030 ans B.P. (soit 1000 ans
av. JC). Une date inespérée pour Bornéo, que
certains archéologues imaginent encore
dépeuplée. Évidemment : aucun
archéologue n'était jamais venu là prospecter
sur la partie indonésienne de Bornéo ! C'est un
travail de pionnier.
1993 : La date
inespérée, relance notre motivation.
Désormais, le duo (ou le "Tandem de Bornéo", comme
nous a appelé "Sciences et Vie Junior") reprend du service,
à deux, en compagnie des Dayaks. Objectif : les grottes
isolées du versant Est des monts Müller.
Découverte de nombreuses grottes cimetières émouvantes, certaines encore récentes (50 ans), et,
dans des réseaux supérieurs, encore du
néolithique (500 ans d'âge). Une date
d'abandon?
1994, Jean-Michel trouve que la
péninsule de Mangkalihat pointe bien son nez vez
l'île de Sulawesi (où les archéologues ont des
sites de 25000 ans !). Des hommes ont-ils franchi le fameux
détroit de Makassar aux temps préhistoriques ? La
mission 1994 s'y consacre, aidée par des rapports
d'expéditions des spéléos français qui
ont exploré des grottes en 1982, 83 et 86.
C'est la découverte surprenante des premières
peintures préhistoriques à Gua Mardua, dans un
massif calcaire au piémont des vastes karsts de la
Mangkalihat, la péninsule est de Bornéo et plus
vaste étendue calcaire de l'île. Il y a des mains en
négatifs, des motifs symboliques et un personnage curieux,
une sorte de lézard volant.
1995 : trois nouvelles grottes
ornées (gua Payau, gua Kambing, liang Sara) sont
trouvées en franchissant (en 4 jours de marche) le massif
calcaire de la Sungaï Baï (large de... 4 km). Les motifs
sont plus riches et variés : mains en négatif, motif
rappelant des tatouages, biches, cerf, cochons, silhouettes
humaines filiformes, feuillages, palmes... Un troisième
larron rejoint l'équipe, Pindi Setiawan,
spéléo indonésien et enseignant de graphisme
à l'IT de Bandung, passionné d'art pariétal.
Tournage du film pour France 3.
Le voyage de 1996 n'a pas
porté ses fruits comme nous l'espérions, sinon trois
abris où nous observons des traces indiscutables de
peintures rouge, mais si corrodées qu'il est impossible
d'en dire plus. Un raid vers un lac dans une dépression
karstique, Danau Teboh, pour magnifique qu'il soit, n'a rien
livré d'archéologique.
Cependant, à la fin du séjour,
certains habitants du village de Perondongan (région de
Sangkulirang) commencent à comprendre ce que nous
cherchons. Deux Dayaks, qui ont l'habitude d'arpenter les karsts
déchiquetés pour rechercher de nouvelles grottes
à nid d'hirondelle, se rappellent avoir vu, il y a des
années, des mains peintes dans des grottes. Seul hic: elles
sont loin, à quatre jours de marche ! Et même, si on
se fie à leur sens de l'orientation, à
l'opposée l'une de l'autre. Il faudrait organiser un double
raid, très léger.
1998 : C'est pourquoi, après
avoir annulé une première fois notre mission en
décembre 97 pour cause d'incendie et en mars 1998 pour
cause d'élection présidentielle (avec les risques
politiques que cela sous-tendait), nous reprenons enfin le chemin
de Bornéo en septembre 1998. La forêt de la
région a presque complétement brûlé.
C'est dans un paysage presque lunaire que nous progressons. Mais
nous avions raison de revenir, car voici ce que nous avons
trouvé...
Premier raid :
pour un bouquet
de mains à gua Masri...
Masri est un "orang Kutai" pur jus, un fruit
de la transmigrassi. Il habite dans un pondok (maison sur pilotis
construite au centre d'un jardin, loin du village). Il avoue la
cinquantaine finissante, mais garde une énergie peu
commune. Il accepte, dès que nous le retrouvons, de nous
guider vers "sa" grotte, perdue au fin fond d'un massif.
Encore une fois, la compagnie
forestière, ennemie de la nature, se révèle
être un allié objectif de l'archéologue, car
la piste forestière s'est étirée au nord du
village, et arrive presque au bord du fameux massif. Si nous
pouvons trouver un moyen de transport, dit-il, la grotte n'est
plus qu'à deux jours de marche.
Le 4 x 4 roule encore. Du moins, quelques
kilomètres avant de s'arrêter, de la vapeur
s'échappant du capot de ce Land Cruiser Toyota qui doit
avouer une dizaine d'années de service rude sur les pistes
forestières de Bornéo. Les gourdes remplies au
départ du village servent à calmer le moteur en
surchauffe. Nous sommes dix entassés sur la jeep. Par
chance il n'a pas trop plu et la piste n'est pas trop
glissante...
Terminus de la piste. Le bulldozer s'est
arrêté net au bord de la forêt, une des rares
qui n'a pas cramé l'an dernier. Les arbres sont
marqués d'étiquettes colorées : leurs
arrêts de mort sont signés. Une tronçonneuse
est au travail, là-bas. Impression d'être
égaré dans un front de guerre. Les fantassins
armés de mitrailleuses sont les ouvriers du chantier, les
tanks sont les bulldozers et les transports de troupe rappatrient
sur l'arrière les grumes magnifiques arrachés
à la forêt primaire.
Masri est perdu : le bulldozer a
effacé les traces de départ du sentier et il met
l'après-midi à retrouver la piste et à
installer le camp au pied du lapiaz, devant le porche d'une
grotte. Le lendemain, le sentier zigzague dans une belle
forêt plantée dans un lapiaz ruiniforme. Le relief va
protéger combien de temps encore cette forêt de la
cupide exploitation forestière ?
16 septembre. Après trois heures de
marche, Masri attaque la pente, cap à l'ouest. Pente raide,
là la forêt a brûlé. Le soleil tape dur,
car le feuillage est rare. Silhouettes blanchies des grands
arbres. Chaque nuit, de grands craquements signalent
l'effondrement d'un arbre mort de plus.
Masri attaque une falaise à main nue.
Heureusement qu'on avait pris soin de lui demander, avant le
départ, s'il fallait des cordes. "Non, non, on grimpe sans
corde" avait-il répondu. Lui, peut-être ! Il y a bien
quelques lianes, quelques arbustes, mais l'escalade sur 15 m est
sévère. Masri nous bricole magistralement une sorte
d'échelle diabolique, à base de troncs noués
de rotin, et de lianes comme main-courante. Si les cadres de
l'Ecole française de spéléologie voyaient
ça...
Il y a deux grottes fossiles
superposées, la seconde, où Masri se souvient avoir
vu des peintures, est dix mètres plus haut. Tandis que nous
explorons la première, Masri continue son bricolage pour
"équiper" la falaise, toujours au rotin.
"Il y a des mains ! Plein de mains" crie
Jean-Michel quand il pénètre dans la grotte du bas,
lampe torche à la main. Effectivement, en quelques minutes,
criant et piallant comme des gamins à la
récré, nous inventorions une cinquantaine de mains
peintes un peu partout dans une vaste salle, de 20 m sur 10, qui
est à la limite de l'obscurité.
Ce qui est émouvant, c'est que
beaucoup de ces mains sont devenues de couleur pastel, car une
fine couche de calcite blanche a recouvert certaines parois !
Combien de siècles, de millénaires ? D'autant que,
Masri en est sûr, aujourd'hui il n'y a pas une goutte d'eau
dans cette grotte, même quand il pleut à verse
dehors.
Le soir, Pindi, notre partenaire
indonésien, grimpe vers la grotte n° 2, tandis que
nous terminons le relevé rapide des découvertes dans
la grotte n°1 et les prises de vues photo et vidéo. Il
redescend, médusé par ce qu'il a vu.
Un panneau complet de 4 m sur 2 m avec une
cinquantaine d'autres mains en négatif, mais qui ne semble
pas être là par le hasard d'une superposition
aléatoire, mais bel et bien par le fruit d'une
volonté dont pour l'instant nous ignorons tout. Dans cette
grotte, l'érosion a arraché de la couche de calcite
sur laquelle étaient peintes les mains, mais par chance il
subsiste des traces légères sur la roche
décapée, ce qui permet de se faire une idée
de l'ensemble quand il a été peint :L'inventaire rapide des mains encore visible
dénombre 70 mains dans chaque galerie, soit un total de 140
mains en négatif, ce qui est exceptionnel.
A noter la présence dans deux niches
que l'on atteint en escalade délicate de restes blanchis et
très fragiles de squelettes humains... Des silex
taillés et des fragments d'hématite ont
été trouvé à même le sol sous
les peintures de la grotte n°1, et des éclats et
nucléus dans le départ de la galerie obscure qui
mène à la grotte profonde. Cette dernière a
été explorée (elle traverse le piton en
débouchant dans un porche en falaire et par un puits
remontant sur le sommet du piton calcaire !) mais une couche de
calcite (en "choux fleur") recouvre toutes les parois ce qui a pu
masquer d'éventuelles peintures.
Malheureusement, nous ne pouvons rester que
deux jours à Gua Masri, faute de stock de riz suffisant.
Notre raid léger a porté ses fruits. Nous avons la
position GPS du piton, des photos et des images vidéo pour
nous permettre de revenir avec une équipe étudier
dignement ce site prometteur.
Deuxième raid :
Ilas Kenceng l'inaccessible
!
C'est un Dayak, Pak Saleh, qui nous avait
parlé en 1996 de ce site qu'il avait atteint il y a plus de
10 ans au cours d'une prospection après quatre jours de
marche. Selon lui, la route forestière devrait permettre de
simplifier l'approche, cependant pour remonter celle-ci, il faut
longer la côte (en bateau et en 4x4) jusqu'à la ville
de Bongalon, d'où part la "route" vers Samarinda.
Saleh va nous prouver que la mémoire
topographique n'est pas un vain mot pour un Dayak. Car tout le
secteur a brûlé l'an dernier, ne repousse qu'une
profusion de lianes et de rampants du genre liseron qui masque les
anciennes traces de sentier et anihilie la mémoire
collective des lieux. D'autre part, il va retrouver le massif en
venant de 50 km par l'ouest (en camion 4x4 sur la piste
forestière d'une compagnie appartenant à la famille
de Suharto, l'ancien "président" à vie de
l'Indonésie), alors qu'il ne connaissait l'approche que de
l'est. Enfin, comme nous n'allons pas tarder à le
constater, le massif est une sorte de "barjoland" bis, un rempart
de pitons acérés, de falaises vertigineuses, que
traversent des rivières (oui, il y a en plus des
pertes-résurgences que nous n'avons pas eu le temps
d'explorer !), où les ruines calcinées de la
végétation ne retiennent plus qu'à grand
peine les blocs instables et déchiquetés du lapiaz.
Et malgré tout ceci, Saleh va retrouver l'accès de
la grotte...
Pour compléter le tableau, imaginer
une falaise calcaire de 200 mètres au-dessus de la jungle,
et trois porches blancs gigantesques qui vous narguent.
L'accès se fait par derrière, mais comment y aller ?
Il faudra une journée de recherches épiques
(marquée par un abandon de Jean-Michel victime de vertiges,
et le medium de la main droite de Luc sectionné
jusqu'à l'os par un bloc dégringolant) pour que
Saleh trouve enfin le passage par une série de vires et
d'escalade sur la droite de la falaise...
Et enfin, le 26 septembre, quatre jour
après notre départ de Bungalon, nous pouvons enfin,
le coeur frémissant, pénétrer dans l'antre
magique, dont la description que Saleh nous avait faite en 1996
n'avait cessé de me hanter pendant ces deux années
d'attente : "une grotte grande, sèche, perchée en
haut d'un piton, avec des porches multiples d'où l'on
domine la jungle fort loin, et des peintures de mains"
Des mains il y en avait ! Des ensembles
magnifiquement composés comme à Gua Masri, mais ce
n'était pas tout.
Il y avait des groupes de peinture un peu
partout dans les trois salles en enfilade, parallèles
à la falaise, qu'éclairaient des porches
énormes, créant des jeux de lumières
saisissant sur les draperies de concrétion et les formes
d'érosion de la roche.
Des peintures au plafond, dans des niches,
dans des laminoirs à 1 mètre du sol, et sur les
encoignures du plafond à 8 mètres de haut, sur des
parois, dans des grandes salles et dans des boyaux. Bref, un peu
de tout partout !
Et toutes sortes de peintures, avec quatre
couleurs de pigment rouge, depuis le rouge quasiment noir
jusqu'à l'orange vif, plus le noir. En tout, nous
dénombrons 185 mains en négatif, plus une trentaine
d'autres peintures, depuis la silhouette humaine stylisée
jusqu'au bovidé massif de 2 m d'envergure..
Dans cette grotte nous n'allons rester qu'une seule journée
! Là encore, la raréfaction du riz, l'urgence de
montrer mon doigt sectionné à quelque toubib, les
malaises persistants de Jean-Michel et les incertitudes sur les
possibilités de retour mécanisé ou non sur la
piste forestière (en fait, on est rentré à
pied) ont été les plus forts. La logistique à
Bornéo a toujours eu le dernier mot.
En une journée, nous avons fait les
relevés photographiques (certains en stéréo),
dressé un plan sommaire de la cavité et de ses trois
salles tortueuses, filmé les peintures dans leur contexte,
et prospecté la surface (il n'y a d'aileurs rien
d'archéologique en surface, ce qui ne manque pas de poser
des questions, ces grottes n'ont probablement jamais servi comme
lieu d'habitat au quotidien, d'ailleurs trop
éloignée d'une rivière, mais peut-être
plutôt de lieu de culte ou de cérémonie
chamanique.
La question de la datation continue de
rester brûlante et... sans réponse absolue. La seule
certitude, devant les épaisses concrétions qui se
sont développée sur certaines peintures, c'est que
cela ne date pas d'hier. La fourchette serait, au plus large, d'un
minimum de 6000 ans pour un maximum possible de 25000 ans. (Un
site orné de 23000 ans a été daté dans
l'île voisine de Sulawesi).
Sur un plan stylistique, on semble
définir maintenant un vrai style autonome pour
Bornéo, mais avec une parenté éloignée
des Aborigènes d'Australie. Par ailleurs, on observe des
superpositions de peintures et de motifs, comme dans la plupart
des grottes européennes, ce qui tendrait à prouver
des utilisations sur une longue durée, peut-être
séparées dans le temps de périodes de non
fréquentation.
Enfin, la conclusion principale de la
découverte de ces deux grottes ornées, c'est que
Bornéo n'a probablement pas fini de nous étonner.
Elle vient de nous livrer les deux plus belles grottes
ornées d'Indonésie, sinon d'Asie du Sud-est
!