Notes de terrain de Luc-Henri Fage / CAVITÉ N° 01 GUA MARDUA
Les premières peintures découvertes à Bornéo : quatre mains négatives...
Le petit karst de Pengadan n'en présente pas moins une impressionnante série de pitons karstiques tropicaux.
Août 1994, deux inventeurs heureux... et interrogatifs.
Gua Mardua domine la brume du petit matin.
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Gua Mardua (ou Gua Kilo Dua)
Découverte le 20 août 1994, la grotte a été étudiée plus en profondeur l'année suivante au cours de la mission 1995.
Coordonnées GPS
1° 13,945’ N – 117° 44,341’ E – Z = 135 (1994)
Équipe
Guide : Agus
20 au 23 août 1994 : Jean-Michel Chazine, Luc-Henri Fage
Août 1995 : les mêmes, plus Pindi Setiawan et Tanguy Thuaud (cameraman)
Toponymie
Gua Mardua : grotte aux deux entrées (nom dayak) ou aussi Kilo Dua : grotte du kilomètre 2.
Accès
Sur la commune de Pengadan, en haut du fleuve côtier du même nom. Un massif karstique coupé par la rivière offre un paysage de pitons impressionnants. D’autres cavités ont été vues dans le secteur : Gua Ampanadas, Gua sans nom, etc.
Au Kilomètre 2 sur la route forestière, la route longe le haut d’une dépression ovale, utilisée par les jardins, bordée à l’ouest par la falaise karstique. Le porche était visible de la route (depuis la forêt sur le karst a repoussé).
Jean-Michel au départ du sentier vers la grotte (au km2 sur la route)
Luc-Henri devant la composition du groupe 3, relevé sur transparent et croquis de lecture.
Découverte
Huit jours avant notre départ pour la péninsule de Mangkalihat, avec dans les bagages les rapports des expéditions spéléologiques françaises de 1982, 1983 et 1986, Arnoult Seveau me confie qu’il se souvient avoir vu des dessins au charbon de bois dans une grotte facile d’accès, Gua Kilo Dua, près de Pengadan, « un peu comme ceux que tu as trouvé à Liang Kaung » me dit-il. C’est donc notre premier objectif, Kilo Dua signifie « kilomètre 2 » sur la piste forestière ; nous longeons un karst tropical magnifique, fait d’une série de pitons karstiques empilés les uns sur les autres, dont la base s’atteint par une pente raide, de 70°.
Difficile dès l’entrée de ne pas voir les graffitis dans cette grotte à deux entrées (d’où le nom Gua Mardua), qui domine la plaine de Pengadan, la forêt (bien détruite par les forestiers et l’incendie de 1982-83), et tout à l’ouest, les côtes du détroit de Makassar et le cap de la Mangkalihat ! Mais entre deux noms et trois dates contemporaines, apparaissent nombre de dessins « archaïques » qui me font sursauter : rouelles solaires, anthropomorphes et bateaux, à voile mais aussi à vapeur… ainsi que des animaux.
Cela rappelle aussi bien les « bateaux » funéraires de Niah et les dessins archaïques de Liang Kaung. La partie « souterraine » semble peu intéressante, fréquentée par les chasseurs de nids d’hirondelle. En sortant de là, tandis que Jean-Michel s’acharne à gratouiller la couche pulvérulente de surface remaniée par les animaux et les humains, afin de dénicher des silex et des tessons de céramiques, je remarque à quatre mètres de hauteur, des formes orange concentriques, que je prends d’abord pour les restes d’un nid de guêpes maçonnes. En m’approchant, je constate que ce sont des dessins à la sanguine !
Sautant sur un gros bloc éboulé qui encombre le centre de la grotte, je me retrouve face à face avec deux mains négatives ! Un coup d’œil vers la droite me montre déjà d’autres peintures, mais déjà je hurle de joie, pour appeler Jean-Michel, tout abasourdi par la découverte, qu’il croyait impossible à Bornéo…
Ensemble nous continuons la découverte, il y a aussi une frise de mains négatives, une sorte de lézard… Une vingtaine de mains sont inventoriées. Ce sont les premières mains trouvées sur toute l’île de Bornéo !
L'année suivante nous faisons construire une vaste plateforme pour faciliter l'étude. En tout ce sont au moins 49 mains négatives qui sont inventoriées, beaucoup trèsdégradées par l'érosion qui attaque la couche de calcaire.
Description
La salle d’entrée (grand abri-sous-roche) mesure 200 m2 et compte deux entrées, l’une très vaste au sud-est, l’autre étroite et dominant une falaise au nord-est. Le sol est relativement plat, encombré de blocs et de concrétions. Le plafond se situe souvent à 6/7 m, avec un point haut dans une cloche au-dessus des peintures. Avec ses pendeloques de concrétions, les lianes, et la vue sur la forêt, elle compose un paysage souterrain digne de la visite. Deux galeries obscures : l'une redonne sur la galerie Est, par une étroiture infranchissable creusée dans un concrétionnement important, l’autre, qui s’enfonce dans la montagne, donne sur une grande salle souterraine, utilisée par les chasseurs de nids, d’où part une galerie, obstruée rapidement par des concrétionnements. Une « vraie » grotte s’ouvre en contrebas, sur le chemin d’accès au porche principal, par une faille dans le rocher, et donne sur un réseau souterrain de peut-être 500 m, avec une alternance de grandes salles et des remplissages importants d’argile, et des galeries, présentant d’étonnantes concrétions et une vie animale fort riche !
Nous y sommes revenus en 1995, une dizaine de jours, en compagnie de Pindi Setiawan, que Jean-Michel avait rencontré par l’entremise du Dr Ko, président de la fédération indonésienne de spéléologie. Jeune chercheur indépendant, passionné par l’art rupestre de son pays, il a découvert en notre compagnie la forêt et les grottes de Bornéo… Il fut le compagnon parfait de toutes nos aventures jusqu’en 2003.
Art pariétal
1 : les dessins au charbon :
Ils occupent plutôt la partie basse des parois, entre le niveau du sol jusqu’à 2-3 mètres. Ils sont tous réalisés par frottements de charbons de bois sur le calcaire, dénudé par l’érosion, c’est à dire sans la couche de calcite déposée par les eaux souterraines à la fin de la création des galeries ennoyées. Cela leur donne bien évidemment un âge beaucoup plus récent que les peintures à l’ocre, qui sont, elles, toutes sur la calcite. La desquamation de la calcite met la roche à nu.
On peut les classer en plusieurs familles :
A - les embarcations : 12 au moins ont été recensées, et les formes vont de la simple pirogue stylisée (un croissant pour le bateau avec un mat et des étais), et parfois des équipages occupés à pagayer… jusqu’au trois-mâts « occidental », voire le bateau à vapeur du XIXe siècle.
Cet « art du contact » marque la rencontre entre les habitants anciens de Bornéo et les premiers navigateurs européens (qui ont approché les côtes Est vers le XVIe siècle).
Sont aussi reconnaissables les bateau Bugis, originaires de l’île voisine de Sulawesi, qui trafiquent encore de nos jours avec les ports de la région.
L’observation détaillée des dessins permet de dire qu’ils ont été faits par des personnes différentes, voire sur une période de temps assez vaste, les plus « simples » semblant les plus anciens. Ils sont malheureusement souillés par une quantité incroyable de graffiti modernes, nom de visiteurs, dessins obscènes, résultat des cueilleurs de nids d’hirondelles…
Figure 1 - relevé général des dessins sur les deux parois opposées de la galerie Est. Les lettres renvoient aux dessins relevés individuellement.
Figure 2 - Relevé de deux types de "pirogue" de mer (A), avec des rameurs, et un mat, à gauche, ou très stylisée... à droite (C).
Figure 3 - deux bateaux "modernes", un trois-mâts (W)avec des écoutilles, une rambarde et un drapeau, et un bateau mixte voile/vapeur (V)...
Figure 4 – Bateau (E) caractéristique des embarcations Bugis, avec mât central, et des gouvernails en forme de rames. On note les silhouettes anthropomorphes à fond de cale qui donnent toute sa dimension... A droite, bateau bugis au port de Samarinda, 1994.
Figure 5 - Composition de quelques
dessins associant des anthropomorphes (extension de 0,83 m).
B – les anthropomorphes :
Au moins 8 anthropomorphes ont été décomptés.
L’un d’eux montre un homme semblant marcher sur le dos d’une forme peut-être animale (fig. 7); deux autres sont présentés la tête en bas et pourraient évoquer la représentation symbolique de la chauve-souris telle qu’elle existe sur les boucliers Asmat (Papouasie occidentale), fig. 6.
Ils peuvent être très stylisés, voire énigmatiques, ou présenter des détails comme la présence de doigts. Ils sont souvent associés à d’autres symboles dans ce qui peut ressembler à une composition. Voir figure 5.
Figure 6 - Anthropomorphes figurés tête en bas, à rapprocher des chauves-souris stylisées sur les boucliers Asmat (Papouasie)
Figure 7 - Quelques anthropomorphes de Gua Mardua.
C - Les rouelles solaires et autres dessins géométriques
Ces motifs universels sont associés très souvent à des dessins proto-dayaks (voir fig.3) en forme d’arabesques, de feuillages, et même un très joli "papillon" stylisé…
Figure 8 - Série de "rouelles solaires" (L et M) et autres formes géométriques (N et P).
Figure 9 - "Papillon" en arabesques proto-dayak (Q).
2 – Les peintures
G1
G7
G2
G2
G8
G3
G3
G4
G5
G5
G6
G6
Figure 10 - Plan du porche de Gua Mardua, avec signalisation des groupes de peintures rupestres. Les lettres renvoient aux différents « groupes » de peinture utilisés dans ce texte.
Couleur des différentes peintures ocrées
de Gua Mardua :
Groupe 2
- ocre presque violet/grenat
- peinture par projection
Groupe 3
- ocre idem, pour les dessins symboliques : Y100-M100-C40
- mains plus ou moins effacées de droite : couleur plus rouge Y100-M100-C20
Groupe 4
- ocre plus vif (projection), gouttelettes visibles, dégradés souvent dans le sens de la projecton en hémisphère depuis la paume.
Groupe 5
- projection très dégradée, ocre vire au noir (superposition de calcite et de mousses) : Y100-M100-C60
- espace interdigital, la peinture a protégé la couche de calcite dessous
- calcite sur la 3e main.
Elles sont évidemment beaucoup plus difficiles à trouver que les charbons de bois, car quasiment toutes situées entre 3 m du sol et le haut de la galerie, dans des zones plus sombres (ce qui explique d’ailleurs probablement leur survie). C’est pour cela que deux expéditions spéléologiques françaises en 1982 et 1986, sont venues explorer la galerie obscure sans les voir dans le porche.
Notre but étant différent, l’intérêt porté aux dessins au charbon de bois nous a fait inspecter plus ou moins consciemment les parois de la grotte. Mais une fois qu’on a vu une peinture, et l’œil s’habituant au fur et à mesure des séances d’observation, leur nombre est allé croissant. Ainsi les 20 mains dénombrées le jour de la découverte on est arrivé à près de 50 mains (ou restes de mains).
L’étude sur une plateforme et avec des échelles en bois bricolées sur place nous a permis de réaliser que, à l’époque où les peintures ont été réalisées, elles devaient probablement recouvrir la totalité des parois… C’est la desquamation de la couche de calcite servant de support aux peintures qui a provoqué la destruction des celles-ci. Parfois, la couche d’ocre a permis de protéger un peu la calcite. Dans le cas des mains négatives, réalisées (à l’exception de deux d’entre elles, visiblement retouchées par la suite par application d’ocre) par pulvérisation de pigment coloré, on observe que le pigment liquide ayant pénétré profondément dans la structure même du calcaire, il en reste une trace très délavée.
L’étude a également permis de comprendre que Gua Mardua recélait la quasi totalité des motifs trouvés par ailleurs dans les autres grottes : mains négatives, mains surchargées de motifs, mains alignées, formes géométriques, anthropomorphes. Seules manquent les représentations animales (cervidés) qui sont fréquentes par ailleurs… sauf un étrange « animal » (G9).
La pente de la paroi semble avoir un rôle dans la conservation des peintures : les parties en dévers sont moins attaquées que les autres, où la condensation doit être plus effective. L’eau et la lumière, avec son cortège de bactéries, étant les premiers agents destructeurs des peintures et de la calcite sous-jacente.
Groupe 1 : 6 mains négatives : 1 gauche, 1 droite et 4 traces de mains, très en haut.
Groupe 2 : 4 mains négatives : 1 D et 2G, plus une D très légère, plus un « arachnoïde », qui s’est révélé par la suite (en 2001) être un… anthropomorphe. La main de gauche a été détruite en partie par un ruissellement dans le fond du dièdre. A 5 m du sol (Fig. 11)
Figure 11 - Le groupe 2 avec ses quatre mains, l'anthropomorphe n'a été compris comme tel qu'après la découverte de Gua Tamrin.
Groupe 3 :
Figure 12 - Le groupe 3 avec les couleurs travaillées dans Photoshop. En bas à droite, dessin à main levée, ci-dessous détail de la main G3.
Cette composition est complexe, comprenant :
- 6 mains négatives, dont une retouchée en pigment pâteux pour fermer la paume en bas, une avec un pouce tordu (déplacement en cours de peinture ? malformation osseuse ?), et une main avec une « coche »
- série de 9 arcs de cercle concentriques, à la façon d’un chandelier
- trois ovales concentriques
- une « araignée » anthropomorphe ?
Cette composition ne semble pas fortuite, elle rappelle celles des peintres Aborigènes australiens. Le bas a souffert de l’érosion. A la droite, quasiment invisible, on trouve un étrange anthropomorphe, qui fut difficile à dessiner et encore plus à photographier !
Un petit anthropomorphe à peine visible...
Photo 4 - Groupe 4, partie de droite : 1 main droite, deux mains gauches (également surpeintes avec des coches) et une main très effacée. A noter deux lignes qui devaient peut-être relier des mains, comme à Gua Tewet. (photo travaillée dans Photoshop).
Groupe 4 : cette zone comprend les peintures entre le groupe 3 et la frise de mains du groupe 5. Elle a beaucoup souffert de l’érosion, et les mains sont difficiles à discerner. A gauche, on aurait 4 mains (dont 1D et 3G), et sur la droite 4 mains, dont 2G, 1D et ID en trace), les deux mains gauche étant surpeintes de coches.
Figure14 - La frise de six mains décorées, en photo et sur dessin
Groupe 5 : c’est la belle frise de mains alignées à 3,50 m de hauteur, soit 6 mains gauche et une trace. Les six mains, qui semblent être la même main, sont surpeintes de coches. L’érosion sur les deux côtés laisse supposer qu’elle était plus longue et probablement reliée aux trois mains développées en éventail sous le « lézard ». Une première interprétation des coches par J.-M. Chazine fut d’imaginer qu’ils avaient croisé les mains. Il fallut attendre la découverte de Gua Tewet pour y voir cette particularité de l’art rupestre de Bornéo.
Groupe 6 : 3 mains négatives D surpeintes de coches, placées en éventail sous un lézard qui peut faire penser au lézard volant de Bornéo…
Figure 15 - Le hiératique « lézard volant », en majesté au-dessus de trois mains en éventail (groupe 6). Relevé à gauche et photo à droite.
Les guides perplexes devant un relevé sur transparent du lézard volant et des mains négatives...
Groupe 7 : une main isolée, à 2 m du sol. Non photographiée.
Groupe 8 : dessin arachnoïde, en fait un ou deux anthropomorphes masqués.
Figure 16 – L’anthropomorphe coiffé (groupe 7), en transe ?
Groupe 9 : dans la coupole, très au-dessus des peintures, sur la partie opposée (dans l’ombre donc), restes de mains négatives, environ 10, dans un état très dégradé.
Groupe 10 : dans la galerie Est, quelques survivants de l’érosion : 3 mains négatives, une forme curieuse probablement un animal sans pattes, un dessin rectangle étrange et un rond (main sans doigt ?)
Figure 17 et photo : l’étrange forme du groupe 10.
Photo 5 : une main négative dans un renfoncement d’un massif stalagmitique.
Statistique
• Total : 49 mains négatives.
Répartition Gauche/Droite : 11 mains droites, 17 mains gauche, et 21 indéterminées.
12 mains surchargées.
• Total des peintures : 8
• Total des dessins au charbon : 24
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