Indonésie 1994

Découvertes spéléo-archéologiques

Les premières grottes
ornées de Bornéo

Gua Mardua : Jean-Michel Chazine (CNRS) observe un des panneaux découverts en 1994 par Luc-Henri Fage. Symboles géométriques et mains en négatif.
Jean Michel Chazine, Centre de Recherche et de Documentation sur l'Océanie (CREDO CNRS-UMR 151)
et Laboratoire d'Ethnolologie (UA 275 ), Rue de la Charité, 13002 Marseille, France

Luc-Henri Fage, spéléologue, documentariste.
Jonty 82160 Caylus - France - Tel 06 08 60 10 11 - luc@speleo.fr


Abstract

The fortuitous discovery by caving trekers in 1988 of an ornated cave, right in the "heart of Borneo," in its Indonesian western province induced one of its member L.H. Fage to organize, 1992, a new expedition including an ethno-archaeologist. This cave called Liang Kaung, apart of showing original charcoal drawings, has provided no but on surface of surrounding caves and rock shelters, a display of paddle impressed ceramic sherds associated with bones and lithic flakes.

Charcoals datations could attest the abandonment of the site 3.000 years ago. During the following year, 1993, the visit of numerous caves and shelters upon the upper-Mahakam, on the eastern side has confirmed the generalized occupation of natural hollows at least during the early neolithic and completed the ceramic and lithic materials pre-serials, up to 5300 B.P.. Next year, 1994, a long trekking and speleological survey of the eastern Mangkalihat Peninsula whose shores along the Makassar Strait corresponding partially to the Wallace Line, have not changed at least since Pleistocene periods let discover many other karstic outcrops.

This zone is a very remarkable one for speleological inasmuch as archaeological points of view and not surprisingly, a very important discovery has been made in that eastern area : walls of cave with real red brown paintings has been found; the very first one until now for the whole Borneo island. Apart displaying animal and symbolic features, 4,5m above the ground, they have the particularity of presenting a frieze about 8m long with at least 11 hand-stencils. Altogether in that cave called Gua Mardua, 40 hand prints were counted all around the walls and even on the ceiling, 7m high. Two following expeditions, 95 and 96, into the neighboring 50km karst outcrops, have confirmed the regular use of remote caves and galleries witnessing Rock Art and ritual practices.

Until now, 5 other caves with more or less decayed remains of paintings have been yet surveyed. The closest analogy with other sites concerning iconography or archaeological materials, is with Southwest Sulawesi (Celebes Islds), on the eastern side of Wallace Line. Based until now upon the Rock Art's blank over the whole Borneo, one of the most admitted hypothesis proposed by prehistorians about the different phases of South East Asia settlement, is describing a sequence of move, around the so-called Mesolithic period from Sahul Shelf (i.e. N. Guinea and Australia), all along the Nusantarian Bow (i.e. East Indonesia) which explicitly should have stopped in Sulawesi.

Our recent discoveries would argue for changing the current questions into : has this new coming Rock Art and its associated culture and rituals to be linked with the latest western remains before crossing Wallace Line eastward or would it be the most westward and recent point reached by some eastern drift? As it is commonly accepted that "Mesolithic' settlers would have spent some thousands years there in the Sunda land complex, approximately between 12.000 and 5.000 years B.P., awaited datations could probably be much older and will determine clearly the direction of the move.This example is a particularly good one for feeding the questions of synergetic alliance especially for karstic area, between speleology and archaeology inasmuch as the interest of studying the extreme variety in the use of caves and rock shelters in South East Asia.

La grotte de Kambing, perdue au sommet d'un massif karstique dantesque, a été occupée dès le néolithique. Aujourd'hui encore elle sert pour les chasseurs de nids d'hirondelles, qui empruntent cette grotte tunnel de deux kilomètres de long pour traverser le haut du massif. Le personnage donne l'échelle...


Introduction

La reconstitution du processus de peuplement du gigantesque ensemble que constitue l'aire Pacifique continue d'être d'actualité. Même si la carte de ses différents sites archéologiques se densifie régulièrement, de nombreuses lacunes, non seulement au Pléistocène mais jusqu'à l'Holocène même récent, y subsistent. L'intervisibilité des îles, les capacités techniques mises au jour ou attestées, la disparité des typologies céramiques ou de l'outillage lithique, la variabilité de leur dispersion même, sont autant de paramètres qui sont loin de se combiner entre eux.

L'origine, l'expansion et les processus d'occupation de l'espace mis en œuvre par les Austronésiens soulèvent toujours autant de questions. Celle posée par la culture "Lapita", quels que soient les apports indiscutables que l'interdisciplinarité ait fournis, restent controversées. C'est justement là, aux marges de ce qui a été autrefois défini et réduit par la Géographie, que de nouvelles données peuvent être apportées.

En particulier, les travaux qui se développent depuis ces dernières années dans la Wallacea, sur ses multiples archipels ininterrompus : Bornéo, Célèbes, Moluques ou Timor, reconstituent une des transitions entre l'Asie du Sud Est continentale et son expansion dans le Pacifique de l'Ouest.

Les récentes découvertes faites à Kalimantan dans l'île de Bornéo: céramiques, industries lithiques et peintures rupestres notamment, en se plaçant justement dans cette phase, y ont déjà notablement contribué.

Début de l'archéologie préhistorique à l'Est de Bornéo

En découvrant en 1988, lors de la traversée à pied de Bornéo, au centre de l'île (voir carte), une paroi ornée de dessins "primitifs" dans l'abri sous roche appelé Liang Kaung, un groupe de randonneurs spéléologues français ne se doutaient pas qu'ils venaient de commencer à soulever un morceau d'un très important voile qui masquait une partie de la préhistoire du Sud Est Asiatique insulaire.

Relevé classé par genre des dessins de Liang Kaung au charbon de bois, point de départ de nos cinq expéditions de 1992 à 1996.

Il fallut ensuite l'obstination de Luc-Henri Fage pour organiser en 1992 avec un ethno-archéologue, une expédition de repérage et d'évaluation qui fit découvrir que Kalimantan, la partie indonésienne (530 000 km2) de Bornéo, troisième île au monde par sa taille (730 000 km2), n'avait jamais été prospectée, échappant ainsi à toute observation en archéologie préhistorique.

Dans des galeries peu accessibles, mais proches de la paroi décorée, des vestiges comprenant des déchets de taille en silex, des fragments d'os et de céramique décorée constituaient un sol d'habitat dont l'abandon pu être daté de 3000 ans environ (3030 BP±180, ANU8570).

Un autre niveau superficiel, dans une autre grotte à quelques journées de marche et de pirogue, confirma une occupation des cavités au Néolithique et justifia l'élaboration d'un projet combinant prospections spéléologiques et pré repérages archéologiques.

L'année suivante, en 1993, la visite de nombreuses grottes et abris dans des pitons isolés de la Haute Mahakam et de ses affluents, sur le versant ouest des monts Müller, a confirmé l'occupation généralisée des cavernes dès le début du Néolithique et complété des préséries de céramiques décorées et d'industrie lithique.

Jusqu'à présent, on ne connaissait le passé de Bornéo que d'après les observations et travaux réalisés uniquement au Nord-Ouest, à Brunei et dans les provinces de Sarawak et Sabah rattachées à la Malaisie. Il s'agissait, en particulier, de la Grande Grotte de Niah avec des restes humains datés d'environ 30.000 ans, sans peintures rupestres.

Découverte de peintures rupestres

En 1994, profitant des indications fournies par les expéditions spéléos françaises de 1982, 83 et 86, la prospection concerna les puissantes formations karstiques de la péninsule de Mangkalihat, à l'est de Bornéo, là où la Ligne de Wallace longe au plus près un rivage inchangé depuis le Pléistocène.

Carte de Bornéo (Kailmantan) entre Asie du Sud-est et Australie. Les deux traits rouge marquent les lignes de Wallace et de la faune australienne. La flèche montre la péninsule de Mangkalihat où se trouvent les grottes ornées.

C'est là qu'une très importante découverte a été faite : la première grotte avec des peintures de couleur rouge brun. Si l'on considère l'île de Bornéo dans son entier, c'est même la première véritable grotte ornée !

De nombreuses mains en négatif, des représentations d'animaux et quelques signes non figuratifs furent découverts dans le double porche d'entrée d'une grotte (Gua Mardua, voir plan avec situation des peintures) à plus de 4 mètres de hauteur.

Ces peintures rouges, dont l'analyse par le Laboratoire des Musées de France a confirmé qu'elles étaient en hématite pure, donc non datables directement, comprennent notamment une frise d'empreintes juxtaposées, longue d'environ 7 m à l'origine.

Leur particularité est qu'elles présentent presque toutes les mêmes traces triangulaires sur le dessus, ce qui pourrait correspondre à l'empreinte de la main droite superposée à la paume de la main gauche.

Des observations plus affinées en 1995 ont porté le total des empreintes de mains à 40 et fait ressortir d'autres signes : silhouettes d'animaux et glyphes arachnéïdes à contours fermés.

Il est apparu ainsi, malgré une très forte érosion par desquamation de la couche calcifiée superficielle qui sert de support aux peintures, que la plupart des surfaces planes disponibles, y compris les plafonds, parfois à plus de 7 mètres du sol, avaient été porteurs de peintures.

De même, quatre autres grottes, situées dans un impressionnant karst en pains de sucre à plusieurs jours de marche à l'ouest de la précédente, ont également livré des séries d'empreintes de mains dont beaucoup présentant des traces identiques à celles de Gua Mardua, d'autres avec des stigmates évoquant des tatouages (taches en pointillés et lignes minces notamment) et des silhouettes assez caractéristiques de gibier (sanglier, cerf, singe, panthère...), en particulier à Gua Payau et Liang Sara.

Biche de Liang Sara

Singe poursuivi par une panthère de Liang Sara

Main en négatif obtenue par projection avec rajouts rappelant un tatouage, Liang sara

La prospection de 1996 a porté sur des massifs karstiques à 50 km au nord de Gua Mardua. Là aussi, par deux fois, des traces de peinture rouge identique dans des grottes comprenant du matériel lithique, ont révélé que cette pratique semble généralisée, sans que l'on puisse discerner un réel motif, du fait de la dégradation des peintures et du support calcité.

Occupation des grottes depuis l'arrivée de la céramique

Les grottes haut perchées dans des pitons à fort indice de creusement, occupant des niveaux supérieurs fossiles, sont assez difficiles d'accès et ne laissent quasiment pas apparaître de vestiges archéologiques en surface, à la différence de Gua Mardua et des cavités situées en "rez-de-chaussée".

Ces dernières ont manifestement été occupées de manière plus permanente, au moins depuis l'arrivée de la céramique. Cependant, en l'absence actuelle de tout repère typologique comparatif, la seule observation de surface des tessons, aussi bien que des déchets de taille lithique, ne permet pas encore de différencier avec certitude la période d'occupation correspondante.

Tessons de poterie incisés trouvés dans Gua Sungaï (Pengadan).

L'emploi de termes classificatoires comme Néo-, Méso- ou Paléolithique ne pourra éventuellement s'appliquer qu'après que des ensembles distincts aient pu être d'abord mis en évidence et analysés. D'après des observations et datations en couche superficielle déjà obtenues dans des cavités voisines de Gua Mardua, la céramique semble apparaître entre 5000 et 3800 BP (3800 BP±230, ANU9873 et 5240±270, ANU9876).

Les influences culturelles

En ce qui concerne les peintures rupestres, quelques éléments de comparaison, en dehors des innombrables peintures d'Australie, ont été trouvés depuis plusieurs décennies dans toute la Wallacea, le long de l'Arc insulindien, mais pas au delà du centre sud de Sulawesi (sites de Leang Burung 2 notamment). Les analogies formelles et stylistiques des différents ensembles de peintures observées à l'époque avaient incité les préhistoriens ayant travaillé dans cette partie de l'Insulinde à invoquer l'hypothèse d'une influence culturelle - sinon démographique - se propageant avant la fin du Pléistocène, du nord-ouest de l'Australie jusqu'aux Célèbes.

Emouvante main d'enfant en négatif dans Gua Payau.

La découverte de ces peintures rupestres, "en amont" de la ligne de Wallace, permet de reposer la question autrement. L'influence est-elle venue de l'Australie septentrionale jusqu'à l'extrémité orientale de Bornéo ? Ou, au contraire, part-elle de -- ou au travers -- de Bornéo, puis de la Wallacea, vers l'Australie ? Il faudra à tout le moins plusieurs autres découvertes et investigations pour sinon répondre à ces questions, du moins les poser différemment. C'est la contrepartie obligatoire des recherches entreprises dans des "terrae incognitae" archéologiques. Les raccords avec les données environnantes sont parfois perturbants et obligent à la patience.

L'avenir du site et des recherches

Cette découverte ne manquera pas de susciter des préoccupations non seulement sur l'étude et la mise en valeur du site mais, surtout, au sujet de sa protection. Une étude concernant l'éventuelle construction d'une cimenterie s'alimentant directement sur le karst serait en cours, posant la question de la conservation à terme de ce site encore unique pour tout l'ensemble de Bornéo.

L'île de Bornéo semblait former un tout homogène avec les découvertes déjà anciennes de la seule grotte de Niah à Sarawak, puis celles essentiellement lithiques de Tingkayu à Sabah.

La mise au jour successive de céramiques, d'outillages lithiques ainsi que de peintures rupestres, qui varient d'une zone à une autre, laisse penser que d'autres découvertes sont à attendre de nouvelles prospections. Les corrélations entre Bornéo et ses voisins insulaires depuis le Pléistocène restent encore à être précisées.

Rabot en silex taillé, trouvé sur une piste forestière menant aux massifs de la Mangkalihat en 1994 (long. 12 cm)

Éléments de bibliographie déjà publiés sur le sujet

Fage L.-H.. Les dessins pariétaux de Gua Kao (Liang Kaung). Spelunca n° 34, 31-35, 1989

Robert G., Huit années de pérégrinations spéléologiques à Kalimantan et à Java, Indonésie, ESFIK, 1990.

Fage L.-H.. Les Dayaks se cachent pour mourir. Spéléo n° 7, 1-2, 1994.

Chazine J.-M. New archaeological perspectives for Borneo-Kalimantan. Comm. 14th IPPA Congress, 1994, Chiang Mai (IPPA Bull. n° 16 à paraître en 1997)

Chazine J.-M. And for some more caves: archaeological discoveries in Borneo-Kalimantan. Comm. 3rd World Archaeological Congress, 1994, New Delhi, 1994

Chazine J.-M. Et pour quelques grottes de plus. Diagonal (CEDUST, Jakarta) n° 5, 27-32, 1995

Chazine J.-M. Découvertes spéléo-archéologiques à Bornéo. CNRS-Info n° 308 (Juin), 13-16, 1995

Chazine J.-M. Découvertes spéléologiques et archéologiques à Kalimantan. Les Nouvelles de l'Archéologie n° 61, 30-32, 1995

Chazine J.-M. Nouvelles perspectives archéologiques à Bornéo-Kalimantan. L'Anthropologie 9 (n° 4), 667-670, 1993/95

Chazine J.-M. Nouvelles peintures rupestres à Bornéo. L'Archéologue n° 16 (déc.), 23, 1995

Chazine J.-M. Nouvelles découvertes archéologiques à Bornéo, Archéologia, n° 322 (avril), 7, 1996

Chazine J.-M. Découvertes des premières grottes peintes de Bornéo. INORA (International News on Rock Art), n° 14, Foix (sous presse)

Chazine J.-M. New approach in Kalimantan Rock Art and Prehistory. Comm 4th BRC Conference, Brunei, 1996.